What’s Happening Catherine Baÿ

Dans un monde où tout ou presque est devenu performatif, qu’est-ce que la performance en art met-elle encore en jeu ? Un petit rappel historique nous permettra de mieux comprendre tous les paramètres qu’active Catherine Baÿ dans une forme de sculpture sociale où le happening transforme les territoires et les scènes en espaces politiques contingents.

1949 : la philosophe Simone de Beauvoir publie Le deuxième sexe et rompt avec la pensée féministe essentialiste en posant les bases de ce que Judith Butler en 1990 théorisera dans Trouble dans le genre en énonçant que les notions de genre sont construites et performatives. 1951 : Hans Namuth filme Jackson Pollock réalisant ses action paintings, et ces images vont avoir un impact énorme sur toute une génération d’artistes étudiants des écoles d’art américaines. 1955 : le philosophe analytique britannique J. L. Austin présente une série de conférences sur les énoncés performatifs. Ces conférences sont rassemblées dans le livre Quand dire, c’est faire qui pose les bases d’une théorie performative des actes de langage, en anglais Speech Acts.

1959 : Allan Kaprow, élève de John Cage crée le premier happening de l’histoire de l’art : 18 Happenings in Six Parts. Il définit le happening comme : ce qui est en train de se produire lors d’un rituel le mettant en scène et impliquant la participation du public. Le terme happening signifie littéralement, ce qui arrive ou ce qui relève d’une action immédiate. Le verbe anglais perform signifie réaliser, accomplir, dans le sens d’une action, ici et maintenant et non pas d’une simple exécution. L’espace de présentation est appelé environnement. Il correspond souvent à des lieux inhabituels pour l’époque et propose d’explorer d’autres scènes : espaces publics, rue etc….
Le public peut intervenir dans ces scénarios et devenir partie intégrante de l’œuvre. De nouveaux termes apparaissent et segmentent très rapidement ce mouvement, l’event, l’improvisation, le body art, la performance et s’internationalise avec le mouvement Gutaï au Japon ou les actionnistes à Vienne.

Dans les années soixante-dix, Joseph Beuys crée le concept de sculpture sociale et affirme que le seul acte plastique véritable consiste dans le développement de la conscience humaine. Pour Beuys, l’art c’est la vie. L’acte, l’art en action est plus important que l’œuvre d’art, il est destiné à tous et à toute la société. C’est un art politique au sens philosophique du terme, parce qu’il participe aux débats et à l’élaboration de la société. La nécessité de l’art doit être élargie à tous les domaines et non plus seulement faire figure de pratique dans le monde de l’art.

Si les années soixante-dix furent politiques et féministes en explorant ce que peut ou non un corps performatif, les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix virent un ralentissement du nombre de performances au profit d’une exploration intime du corps avec un nouvel outil : l’art vidéo.

Les années deux mille voient l’apparition de re-enactment, l’heure est à la relecture et à l’appropriation. La performance fait un come back fracassant, Marina Abramovic ou Tino Sehgal sont exposées au Musée Guggenheim de New York. L’institution se réapproprie, historise, fige et érige en autorité la performance. Le marché transforme en icônes les traces/archives historiques des performances enfin un peu partout des expositions ressuscitent des figures jusqu’ici considérées comme minoritaires ou complètement oubliées.
Aujourd’hui, pour toute une génération d’artistes, il est temps de redéfinir ce que l’on entend par performance, de tout remettre en jeu, de ne plus simplement rejouer mais de s’approprier autrement l’histoire, de mediumiser autrement la performance. Une performance objet, qui puise notamment ses sources dans la sculpture, une performance qui active plutôt Constantin Brancusi ou Bertrand Lavier, mais à la manière de Allan Kaprow ou Joseph Beuys, et crée un geste sculptural avec un soclage performatif, ce que tente de faire Catherine Baÿ.

Chaque mois, l’événement METAXU et son commissaire Nicolas Gimbert invite un plasticien qui a carte blanche pour transfigurer ou se réapproprier un commerce de la rue Joseph Dijon à Paris (XVIIème). Après Pascal Lièvre dans un salon de coiffure pour dames, Alain Declercq dans une auto-école et Tom de Pekin dans un restaurant savoyard, Catherine Baÿ a choisi d’investir la laverie automatique.

Elle installe une table avec une nappe blanche sur laquelle sont posés des petits fours, il est vingt heures, la laverie automatique est occupée par des clients étonnés, pliant leur linge en observant d’un œil ce qui se passe. Une femme habillée d’un tailleur sombre et d’un chemisier bleu est assise sur une chaise, la tête posée sur la table, les yeux ouverts, son corps ne bougera pas jusqu’à la fin du happening.

Le public arrive et reste d’abord massivement dans la rue regardant à travers les vitres. Les passants s’arrêtent aussi, des clients entrent et sortent de la laverie. Les questions commencent à fuser : qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-il arrivé à cette femme ? Pourquoi ne bouge t-elle pas ? C’est quoi ces petits fours, c’est pour quelle occasion ? D’autres encore : Je peux quand même laver mon linge ? Je peux le plier ?
Petit à petit le public répond à toutes ces questions, c’est une performance, c’est de l’art, c’est un buffet pour vous, pour nous, pour tout le monde. Le public devient le médiateur et explique comme il peut ce qui se passe, mais plus encore se risque à définir ce qu’est une performance, ce que c’est que l’art et surtout pourquoi c’est là. Le public devient performatif, médiateur, il n’est plus seulement là pour regarder voir même participer, il est aussi là pour informer et définir l’événement.
Pendant une dizaine de minutes, tout semble suspendu. Tout le monde attend qu’il se passe quelque chose. Presque plus personne ne bouge vraiment. Il y a de plus en plus de monde, autant dehors que dedans. Personne n’ose toucher aux petits fours. Il y a une tension palpable, un désir réel pour la plupart de goûter mais aussi de regarder, agir et/ou regarder les autres agir. Des hommes et des femmes sont toujours occupés avec leur linge, des enfants commencent à s’impatienter.

Puis c’est parti, une, deux, dix personnes vont commencer à manger. Contrairement aux vernissages dans les lieux d’exposition où le buffet est dévalisé en quelques minutes par une foule de gens prêt à tout pour attraper quelque chose à boire et à manger, ici les gens prennent leur temps, savourent, continuent à parler entre eux.

Petit à petit, les petits fours disparaissent, le rythme ralentit au moment où il n’en reste plus qu’une dizaine. Les derniers sont très proches de la tête de la femme aux yeux ouverts qui ne bouge toujours pas. Les gens hésitent à les prendre. Un à un, sous l’observation de l’ensemble des autres convives, certains se risquent à en attraper un, chaque fois cela déclenche des commentaires, plus que quatre, trois, deux. Qui va prendre le dernier ? Qui va oser ? Une femme avec un manteau de fourrure, s’approche et le prend sans hésiter. Surgissent alors des applaudissements, le buffet est entièrement dans le corps des actants qui forment le public. Mission accomplie.

A un moment, un des spectateurs fait un malaise dans la rue, des personnes appellent le SAMU, d’autres pensent que la performance continue, que peut-être ce n’est pas vrai, cependant très rapidement il n’y a plus de doute possible, c’est vraiment un malaise. Le SAMU arrivera quelques instants plus tard. L’espace et le temps de l’acte performatif est hors de contrôle, il matérialise tout ce qui se passe dans la rue, dans la laverie, la confusion s’installe.

D’autant que personne ne sait si c’est fini ou non, la femme est toujours là, immobile, il n’y a plus rien à manger. Du coup ça relance les questions, chacun tente d’y apporter une réponse : Oui c’est fini ou non c’est pas fini ou d’autres encore : je ne sais pas. Petit à petit, cependant le public se divise, certains partent, d’autres restent continuent à discuter. La plupart sont ravis, ils ont pris des photos, ils ont discuté, revu des amis, croisé leurs voisins ou simplement lavé leur linge. L’espace de la laverie automatique est devenu pour une heure, un lieu différent, inhabituel. Certains ont appris ce qu’était une performance, d’autres se sont régalés en mangeant les petits fours, la majorité ont été très attentif à cet étrange dispositif, à sa part de mystère aussi, d’autres ont semblé y trouver peu d’intérêt, passant très vite, ou sortant de la laverie, l’air un peu distant. Quand il n’y a plus personne dans la laverie et que le public a fini par quitter les lieux, la femme toujours assise, toujours immobile, se relève et quitte elle aussi la laverie, cette fois-ci, c’est vraiment fini.

L’histoire de l’art est riche d’événements culinaires, comme ce festin que Meret Oppenheim organisa sur le corps d’une femme nue en 1959. Dans les années quatre-vingt dix Rirkrit Tiravanija et Tsuneko Taniuchi créent leurs premières performances en proposant chacun un dîner comme œuvre.

Nous sommes en pleine esthétique relationnelle que son théoricien Nicolas Bourriaud définit comme « une théorie esthétique consistant à juger les œuvres d’art en fonction des relations inter humaines qu’elles figurent, produisent ou suscitent ». Radicalisant certaines expériences des années soixante, il en découlera au final une conception consensuelle de la relation, excluant la plupart des artistes dissensuels comme le souligne Claire Bishop dans son article Antagonism and Relational Aesthetics publié en 2004 dans la revue October.

En 1990, à New-York, Tiravanija réalise sa première exposition personnelle, Pad Thaï, une exposition à la lisière de la performance, dans laquelle il propose aux visiteurs un repas thaïlandais. Tiravanija définit son art comme un art de la rencontre, de la proximité, qui tend à créer des espaces de convivialité, en explorant une nouvelle forme de paradigme esthétique basé sur l’interactivité. Le spectateur est invité à participer activement à l’œuvre, et c’est leur participation qui crée l’œuvre. Le visiteur devient voisin. L’artiste cherche à former, au sein des galeries, des micro communautés, des espaces de convivialité, comme en réaction à la croissance exponentielle du monde.

En 1995, Tsuneko Taniuchi crée son premier micro événement, Ato no-matsuni / Trop tard. Elle invite des personnes issues du microcosme artistique à un banquet dans une galerie d’art. À cette occasion, elle réalise des recettes provenant de différents pays. Selon un scénario conçu à l’avance puis exécuté avec l’aide d’un complice, le déroulement de la soirée aboutit à une dispute qui vient rompre l’entente créée au sein du groupe. Taniuchi introduit l’élément glaçant du dissensus dans l’esthétique relationnelle, en convoquant le motif de la dispute.

En 2015, Catherine Baÿ, ne cherche pas à créer une micro communauté encore moins à porter un regard critique sur l’esthétique relationnelle, mais bien à redéfinir l’acte même qu’invente le happening et l’éprouver dans un espace fonctionnel et déjà relationnel qu’est une laverie automatique.

Ce que présente Baÿ, n’est pas un dîner mais un buffet, cet étrange objet présent autant dans les entreprises, les familles ou les vernissages d’expositions. L’ouverture du buffet pour tous ceux qui l’ont vécu est le moment performatif par excellence du public. En quelques instants les visiteurs d’une exposition se transforment en actants allant jusqu’à perdre toute contenance pour attraper une coupe ou un petit four, une sorte d’hystérie peut saisir une partie du public et en effrayer aussi une autre, c’est le happening par excellence dans sa transcription mondaine.

A la manière de Bertrand Lavier posant son frigidaire sur un coffre fort, Catherine Baÿ socle, le buffet sur une laverie automatique puis elle y introduit le corps du performer qui ne bouge plus, qui n’agit plus, qui performe l’inaction. Cette inaction, est actée par une femme, un corps de femme qui ne bouge pas, qui mime l’immobilité.

Ce que Baÿ propose, plutôt c’est de mettre en jeu autre chose qu’un corps performatif qui acte tous ses possibles devant des spectateurs ébahis et ravis mais bien de transformer le public, de le rendre actif et non interactif, responsable afin qu’il puisse s’emparer du dispositif mis en place par l’artiste, le définir, le performer, sans mode d’emploi.

Ici c’est le dispositif qui performe, c’est pour cela que l’on peut évoquer la dimension sculpturale de l’objet mais aussi voir apparaître une tension entre le hasard, la contingence et la nécessité.

Le hasard dans son acception la plus courante se définit comme une absence de buts, de fins, d’intentions. Il renvoie à la négation du sens ou de la raison d’être de toutes choses. Le hasard consiste à proclamer le non-sens ou le caractère absurde ou sans raison du monde tel qu’il se dévoile à nos yeux et nos consciences.

Alors qu’un phénomène contingent est dépourvu de toute nécessité. Il est mais il pourrait ne pas être. Il est comme cela mais il aurait pu tout aussi bien être autre. Alors que le hasard exclut l’idée de sens ou de finalité, la notion de contingence affirme autant l’une que l’autre car il peut y avoir également du sens ou du non-sens.

Le dispositif créé par Catherine Baÿ est-il abandonné au hasard dans l’exploration d’un non-sens absolu ? Est-il au contraire créateur autant d’un sens possible ou impossible laissant la contingence opérer en affirmant que tout ce qui se passe ou ne se passe pas définit l’œuvre ? A moins que le dispositif en soi penche vers une nécessité en montrant dans son déploiement ce qui ne peut pas ne pas être ?

En acceptant la contingence au sein du processus de production de l’œuvre, Catherine Baÿ lui donne ainsi la possibilité d’échapper à la narration, à l’interprétation ou même à la présentation sans qu’aucune explication nécessaire ne puisse rendre compte de ce qui se passe.

Le buffet soclant la laverie automatique, le corps de la femme immobile, le public autour à l’intérieur et à l’extérieur, sont les éléments du dispositif convoqué par l’artiste et non l’œuvre. Ici ce n’est pas l’interactivité entre les objets qui est en jeu, car qui dit interactivité suppose déjà une séparation entre les objets et le public ce qui exclut le regardeur de l’objet et le force à correlationner ce qu’il perçoit pour y trouver du sens. Non ici, il y a égalité des objets entre eux, laissant la possibilité ou non aux objets de correlationner ou non, sans distinction aucune entre eux, sans hiérarchie ni division, dans une neutralité contingente.

C’est la puissance du dispositif qui met en scène le corps de l’actante performant l’inaction afin que l’objet sculptural puisse ou non créer par lui-même. Une performance orienté objet, dans la définition même de ce que propose la programmation orientée objet :

« La programmation par objet est un paradigme de programmation informatique élaboré par les Norvégiens Ole-Johan Dahl et Kristen Nygaard au début des années 1960 et poursuivi par les travaux d’Alan Kay dans les années 1970. Il consiste en la définition et l’interaction de briques logicielles appelées objets ; un objet représente un concept, une idée ou toute entité du monde physique, comme une voiture, une personne ou encore une page d’un livre. Il possède une structure interne et un comportement, et il sait interagir avec ses pairs. Il s’agit donc de présenter ces objets et leurs relations, pas plus pas moins. » (Wikipédia).

Pas de désir de créer une communauté, encore moins d’y introduire du sens ce que l’art se plait souvent à montrer, non rien de tout cela : Catherine Baÿ pose des choses les unes sur les autres avec comme condition préalable une égalité parfaite entre tous les objets. Si la politique peut se définir comme ce qui a principalement trait au collectif, à une somme d’individualités et/ou de multiplicités, à sa structure et son fonctionnement, elle doit aussi être capable de laisser apparaître autant ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Laisser apparaître l’impossible, l’impensable, l’infigurable c’est construire avec les outils de la contingence une autre politique et inventer, créer ou non d’autres alternatives aux modèles existants.