« Women without Men » de Shirin Neshat

La galerie Faurschou présente en ce moment à Pékin une exposition de cinq films de Shirin Neshat. Le spectateur, après une heure et demie de visualisation, sort ébloui et il s’interroge sur une double tension inhérente à l’œuvre : à la fois une réelle unité des pièces présentées et une tendance à l’éclatement.

L’exposition est intitulée « Women without Men » du titre de l’ouvrage de Shahrnush Parsipur. Le travail de Shirin Neshat balance entre une référence au livre dont il s’inspire et son existence en propre en tant qu’œuvre visuelle. En effet, Shirin Neshat s’est d’une part nourrie des écrits de Shahrnush Parsipur : elle ne propose pas une mise en image des mots mais sa propre vision du livre et des sujets qu’il aborde. Et d’autre part, Shirin Neshat utilise un medium différent de celui de Shahrnush Parsipur. Il est vrai que l’un et l’autre, le roman et le film, sont des arts du temps ; mais la réalisatrice fait un usage complexe de son support. L’une des caractéristiques des arts du temps est d’imposer une temporalité à l’observateur. La temporalité de la réception coïncide nécessairement avec celle de l’œuvre. Shirin Neshat en choisissant de tourner de courts métrages, entre dix et vingt minutes chacun, offre au visiteur la possibilité non pas de revenir en arrière ou de faire un arrêt sur image mais de visualiser à nouveau le film. Le spectateur en entrant dans la galerie doit prendre le film en cours. La temporalité de visionnage varie en quelque sorte en fonction du moment d’arrivée de chacun dans la pièce.

Ce qui fait les arts du temps, c’est donc l’action qui a nécessairement un ancrage temporel. Toutefois, par l’importance qu’ils accordent à l’image, ces films de Shirin Neshat sont proches des arts de l’espace. La cohérence plastique de certains plans leur confère un cachet photographique. Cet accent mis sur l’image est rendu évident par le choix de l’artiste de ne pas sous-titrer certaines répliques des personnages : l’image est porteuse de sens. Le discours n’est pas nécessaire.

Les cinq œuvres exposées relèvent donc à la fois des arts de l’espace et des arts du temps : elles présentent, pour reprendre la distinction leibnizienne, un ordre des simultanéités juxtaposées et un ordre des successivités.
A travers ces vidéos, Shirin Neshat donne un aperçu de la société iranienne en 1953 au moment du coup d’état qui renverse le premier ministre Mossadegh. Elle aborde donc des thématiques historiques et de société, mêlées des interrogations introspectives de ses personnages.

La fumée est un élément récurrent dans les cinq films, marqueur du fantastique. Elle apparaît à la fin de Zarin avec la fumée des marmites, dans Mahdokht avec les vapeurs issues des marres et ruisseaux du jardin, et encore dans Fazeh avec l’épaisse brume qui entoure le sentier menant à la maison des souvenirs. Elle annonce souvent un évènement inquiétant ou paranormal. Bien qu’ancrés dans l’Histoire, les films oscillent entre fiction et référence à une réalité. La fiction passe également par un univers onirique, comme ce paysage magique qu’est le jardin fantasmé dans lequel se réfugient les femmes de l’œuvre.

Les personnages eux-mêmes circulent entre les différents films. Fazeh est probablement la pièce qui réunit le mieux les femmes protagonistes du roman de Shahrnush Parsipur, à chacune desquelles Shirin Neshat a consacré une vidéo. Leurs destins sont imbriqués, leurs expériences d’oppression se font échos et se répondent. Chaque film constitue une œuvre en soi. Mais prises ensemble, les cinq histoires forment également une œuvre globale. Ainsi le talent de Shirin Neshat réside dans la cohésion centrifuge de son œuvre. Bien que tournée vers l’extérieur, elle recèle une formidable cohérence que le spectateur est invité à déceler par son observation active.

Pékin, le 8 décembre 2008