Yannick Vigouroux, Littoralités. Le plaisir de l’image

L’instant d’un espace, tout n’est plus entièrement terrestre et pas encore complètement marin. Là est l’image à la frontière des profondeurs de la surface photographique, en tension dans l’encadrement noir, incandescent, éraflé  d’effractions lumineuses, frappé du nom du film ; en capture du moment et de la distance où tout se joue dans la variabilité de l’en-deçà et de l’au-delà de l’horizon. Le mot lui-même de Littoralités, inspiré de la géopoétique de Kenneth White, fait aujourd’hui sens dans les écrits de géographes qui analysent ces espaces aux limites changeantes.

Yannick Vigouroux, Venise, 1999 (box 6×9 cm)
Yannick Vigouroux, Hermanville-sur-Mer, 1999 (box 6×9 cm)
Yannick Vigouroux Barcelone, 2001 (box 6×9 cm)
04 Yannick Vigouroux, Galice, 2016 (Fuji Instax Wide)
06 Yannick Vigouroux, Le Pen-Hat, 2022 (Fuji Instax Wide)

Les épreuves noir et blanc, les tirages chromogènes d’après négatifs réalisés à la Box 6 x 9 et les instantanés au Fuji Instax Wide de Yannick Vigouroux, habitent ces confins incertains de la nature et de l’empreinte humaine, en écrivent l’instable, les arrangements et les dérangements, leurs infinies reconfigurations dans une géomusicalité de l’image. L’instant photographique vibre de l’espace ; la vue, la pensée et l’atmosphère en interaction, l’œil et la mémoire s’entremêlent en multiples points de vue. Le paysage réel et le paysage imaginaire se fondent en fragments d’un récit, en plans séquences d’un film aux multiples références de la baie de Naples au Havre, de la Pointe du Hoc au Stromboli, du Crotoy à Barcelone, Marseille et Venise… aux nuances complexes et contrastées de la présence et de l’absence. 

La Box en prolongement du corps, le voyage des Littoralités est autant promenade physique que mentale. Respirer la lumière et s’y soumettre, l’éprouver sans artifice, dans la simplicité d’un choix de déclenchement au 1/50 de seconde ou sur pause B, cadrer approximativement à travers le dépoli. L’imperfection technique de la boite noire s’ouvre à une écriture de l’aléa, une familière étrangeté où tout pourrait être et n’être pas, peut-être plus réelle que la réalité même. La lumière, douce ou sauvage, s’infiltre, scarifie le cadre noir de l’image, effleure le rouleau du film, y hasarde des projections inattendues, dont le photographe fait œuvre. Il en anticipe le fortuit, effets de flou, angles vignettés d’ombre, grain poussé par l’exposition, accidents divers empreints sur la surface sensible, dans un rythme, une pulsation de l’image pour traduire le murmure de l’air et de l’eau, le temps indéfini et la rumeur proche et lointaine des hommes et de la nature. S’y déploient alors des scènes mêlées d’aujourd’hui et de temps mythologiques. La mouvante suspension des strates d’horizontalité, là où le familier et l’étranger se brouillent dans un appel à la contemplation, disent alors autant les avancées et les reculs de l’estran, ou sa presque absence, que l’érosion des côtes dans une tension entre la saisonnalité touristique et les temporalités géologiques.

Avec la Box en sujétion de lumière, l’écoute du plaisir de l’instant est rêve, voyage de l’ici et de l’ailleurs, de temps présents et immémoriaux. Dans la même et différente contingence d’une simplicité qui dénie à l’image toute quête d’une perfection machinique de la reproduction du réel, Yannick Vigouroux poursuit le lâcher-prise, ce rapport émotionnel, presque instinctif, au mouvement et à l’immobilité du littoral, au bruit et au silence de la terre et de la mer avec l’image unique et la chimie du film instantané. Les flous s’effacent, le grain s’affine, les couleurs, vives, saturées, poussent les contrastes comme si la terre et la mer, inséparables en une même respiration singulière, s’excluaient et s’accouplaient. L’imaginaire toujours, plus que le document.  

À la Box 6 x 9 ou avec l’Instax Wide, la posture expérimentale de disponibilité à l’espace et au temps des hommes et de la nature, le geste sensible à l’éphémère comme à la durée des lieux intermédiaires, sont ainsi engagement du photographe contre les dérives d’une société et d’une économie misant sur la croyance à la technologie comme solution unique. La démarche critique et la recherche expérimentale des décalés, flous, vignettage, aberrations optiques, potentialités du hasard, couleurs machiniques et chimiques singulières, intrusions de lumière…, n’excluent pas les jeux, les dérèglements et les détournements des esthétiques imposées par la sophistication technologique comme les smartphones, voire les hybridations comme le sténopé numérique. Le temps de l’image en acte, ralenti ou instantané, les aléas et les potentialités d’une esthétique de l’indéterminé et de l’inattendu s’y révèlent en rupture de l’idéologie économiciste dominante. Par l’authenticité alternative, la dimension méditative, l’attention au sujet autant qu’aux contaminations techniques et chimiques, qu’elle revendique d’une image comme attente et comme plaisir de dire l’instant, la pratique est politique, et Yannick Vigouroux s’y affirme autant en artiste qu’en critique, théoricien et historien de la photographie.

Le site de Yannick Vigouroux