« You are my mirror 2 : les lendemains n’ont pas chanté » met en relation l’histoire de la région Lorraine, parsemée de monuments commémoratifs issus de la guerre franco-allemande de 1870 avec l’histoire de la Lituanie et des nombreux « déboulonnages » des statues du régime communiste.
L’exposition engage en premier lieu une réflexion sur le travail de mémoire. Contrairement aux monuments haussmanniens venant se hisser au bout des majestueuses perspectives des axes urbains ou même des monuments aux morts de 14-18 installés aux cœur des villages – en général à côté de l’église ou de la mairie –, ceux de la Lorraine ont été dispersés au fil des champs de bataille et se trouvent isolés, parfois invisibles, d’autres fois tronqués, le bronze des sculptures ayant servi aux canons de la guerre qui leur a succédé. A l’image de l’usure mnémonique, ces monuments ont peu à peu été relégués à l’arrière plan du paysage, oubli de leur localisation ou disparition derrière un massif d’arbres. Nicolas Pinier les présente au gré d’un protocole photographique proche de celui de la Nouvelle Objectivité des Becher. Pierre tombale, stèle, socle privé de sa sculpture, colonne, sont l’objet d’un inventaire visuel formé par les grandes images 6×6 en noir et blanc. Cet isolement graphique (un objet centré, esseulé dans le cadre) marque la rupture de cette histoire-là avec le temps contemporain, comme si chaque monument était devenu point de suspension face au devenir européen du territoire.
Au même niveau du bâtiment, dans une salle mitoyenne, comme pour reprendre cette fameuse technique des orateurs romains où chaque partie du discours correspond à une pièce d’une architecture imaginaire, Matthew Buckingham laisse une diapositive se détériorer progressivement à la chaleur d’un projecteur. Ainsi l’image d’Absalon, guerrier et évêque du 12ème siècle, est amenée à disparaître petit à petit sous l’effet de l’altération de son support. La mémoire n’est jamais « juste » une image. Elle s’incarne et prend effet dans la matière, dans l’archive qui est perdue, brûlée, dans la donnée numérique relevant du langage binaire, dans les circonvolutions du cerveau qui font d’elle un palimpseste émergeant parfois des zones d’ombre de notre mémoire.
Au premier étage du Frac, deux artistes lituaniens, Deimantas Narkevicius et Gintaras Didźiapetris sont mis à l’honneur et apportent un regard différent sur notre rapport à l’histoire. L’un Deimantas Narkevicius (né en 1964) a vécu sous le régime communiste, l’autre Gintaras Didźiapetris (né en 1985) n’en connaît que son effondrement graduel au profit d’une Lituanie européenne, deux générations de part et d’autre de l’effondrement de la frontière Ouest-Est. « Once in the XX Century », film de 8 min de Deimantas Narkevicius, 2004, se compose des archives de la Télévision Lituanienne Nationale ainsi que de rushs d’un reporter indépendant, documentant tous deux le démontage d’une statue de Lénine. L’événement se déroule dans un temps compté à rebours : on aperçoit la statue flotter le long du câble d’une grue puis, peu à peu, le corps imposant de cet ancien leader du parti retrouve pied sur le socle qui l’a porté de nombreuses années. « Ce n’est pas de nostalgie dont il est question dans cette œuvre, déclare Deimantas Narkevicius (source dossier de presse du Frac Lorraine). Dans de nombreux pays de l’Europe de l’Est (dont l’économie est actuellement soumise à un développement néo-libéral extrême), certaines idées sociales, certains rêves et même certaines utopies manquent à beaucoup de gens. Alors que la réalité même de l’Union Soviétique est en train d’être oubliée par la majorité des Européens de l’Est, les idées du socialisme apparaissent à nouveau comme une possible alternative à ce néo-libéralisme extrême. » Si l’intention de l’artiste est de proposer une situation inverse à la réalité, où à la fin du film la foule semble applaudir l’inauguration du monument, l’œil occidental ne peut qu’être frappé par la « magie » de l’instant : Lénine, lourd de plusieurs tonnes, s’envolant dans le ciel, un bras tendu devant lui, flottant dans les airs à la hauteur des cimes des arbres, comme si l’idée du communisme qu’il incarnait était redevenue idée. Telle est bien la problématique issue de la mémoire, arracher le concept ou le souvenir du flux du réel afin de l’insérer dans un dispositif historique, politique, économique…
« Europa 54°54 – 25°19 », 1997, du même artiste, inverse le sens de ce processus et présente un parcours en voiture pour atteindre le centre géographique de l’Europe. « En me rapprochant de cet endroit, j’ai eu le sentiment d’y être déjà venu, de l’avoir déjà vu, confie-t-il. Peut-être était-ce en Lituanie, quelque part en Russie ou en Pologne. Cela aurait pu être n’importe où en Europe. » (source dossier de presse du Frac Lorraine) La caméra, arrivée à destination, filme par beau temps un petit coin paisible de nature. L’exception conférée par sa topographie vient s’opposer à son apparente banalité. Ainsi semble-t-il en aller de la mémoire : tendue entre deux pôles extrêmes, entre un moment trouvant place exacte dans un dispositif historique (situé aussi précisément que sur une carte) et une réalité mouvante, quelque chose ressemblant à ce que Marc Augé appelle « non-lieu », une réalité liée au passage, au mouvement. Et cette réalité vient buter aux pieds des ruines de notre passé, vient porter ce passé, comme le ferait une vague, jusque dans le présent, decontextualisant le souvenir, métamorphosant l’image afin qu’elle paraisse dorénavant être la vague elle-même. La conception de l’histoire et ainsi du temps n’est désormais plus progressiste mais s’annonce dans une constante réactualisation, comme l’annonçait déjà Walter Benjamin. Tout monument s’appréhende à la mesure d’une image dialectique où « tout connaissance historique peut être représentée par l’image d’une balance en équilibre dont l’un des plateaux est occupé par l’Autrefois et l’autre par la connaissance du présent » (Paris Capitale du XIX° siècle, Paris, éditions du Cerf, 2002, p. 485).
« Conversation Piece », 2008, de Gintaras Didźiapetris met en scène un vieux magnétophone vintage, tout droit sorti d’un film d’espionnage de la Guerre Froide, diffusant une conversation, datant des années 70, que l’artiste a prélevée dans les archives sonores du KGB et qu’il a fait rejouer par des comédiens russophones. Il s’agit d’une discussion anodine, sur le temps, sur une réunion manquée. Mais sa présence dans les archives pourrait inviter à y reconnaître un langage codé. Elle se tient dans le square Lukiskes qui a été célèbre suite à l’insurrection de 1863 contre le Tsar puis présenté comme symbole de la terreur lorsqu’y furent interrogés et torturés des opposants du régime soviétique. Ainsi en va-t-il du signe de l’histoire et du monument, étoilé entre un passé révolu, inatteignable, et plongé dans un présent qui en révèle alors l’apparence moirée et la polysémie, compris en tant que signe ouvert.